Réforme de la procédure de cassation, rendue plus souhaitable encore depuis que la cour de renvoi doit se conformer à un arrêt de cassation sur le point de droit tranché

Application à la procédure fiscale1


En Belgique, à l’image de la France, mais en vertu d’une disposition constitutionnelle[2], la Cour de cassation ne connaît pas du fond des affaires. Cette disposition s’explique par ses origines historiques. La Révolution française ne voulait pas que l’ancien Conseil du Roi puisse empiéter sur les pouvoirs des tribunaux établis par la loi.

La Cour de cassation de Belgique, lorsqu’elle casse l’arrêt d’une juridiction, renvoyait dès lors la cause à une autre juridiction de même rang ou à la même juridiction autrement composée si cela n’est pas possible, qui conservait sa liberté de jugement. Une exception fut introduite en 1865 dans le cas d’une seconde cassation : dans ce cas, la Cour de renvoi est obligée de se conformer à la décision de la Cour de cassation sur le point de droit tranché. La Cour a d’ailleurs la possibilité qu’elle utilise parfois, dans cette hypothèse, de statuer en chambres réunies.

La doctrine la plus autorisée considérait que ce système établissait une répartition harmonieuse des compétences entre la Cour de cassation et les juridictions de fond, qui pouvaient s’éclairer mutuellement[3]. Après tout, la Belgique est un petit pays de onze millions d’habitants et sa Cour de cassation n’est pas confrontée à la vaste jurisprudence de pays plus importants comme la France ou l’Allemagne, sans parler des Etats-Unis. Des études ont d’ailleurs montré de fréquentes divergences entre la jurisprudence des Cours de cassation belge et française sur les mêmes articles d’un Code civil identique[4]. Des revirements de la jurisprudence de la Cour se produisent[5]. La justice est œuvre.

Une étude récente, œuvre de deux juristes et d’un psychologue, s’appuyant sur les travaux des « réalistes » américains, expose comment les émotions, les intuitions et les préjugés influencent les juges dans leurs décisions. S’ils réduisent le champ de la rationalité pure, ils ne contribueraient pas à de plus fréquentes erreurs judiciaires mais au contraire limiteraient leur possibilité en contrôlant le processus intellectuel si son initiateur a conscience de ces interactions[6].

Le législateur, dans une loi votée hâtivement en 2017, a mis fin, pour des raisons d’économie, à ce système[7], suivant les suggestions qui avaient été émises par certains magistrats[8]. L’article 1110 du Code judiciaire prévoit désormais que la Cour de renvoi doit se conformer, sur le point de droit tranché, à la décision de la Cour de cassation. Elle reste bien entendu libre, comme elle l’était dans le passé en cas de second renvoi avec injonction, de motiver une décision différente par d’autres moyens[9]. Cette décision a été déplorée par d’éminents magistrats[10] et approuvée par d’autres auteurs[11], tandis que certains hésitent[12]. Le motif d’économie, sous forme d’une plus grande célérité, ne convainc pas. La Cour de cassation n’avait pas d’arriéré judiciaire significatif alors que certaines Cours d’appel, en particulier la Cour d’appel de Bruxelles, accusent un arriéré judiciaire qui est un véritable déni de justice comme cela avait été le cas jadis pour la Cour d’appel de Liège qui est parvenue à y remédier.

Parmi les critiques qu’on peut formuler à l’égard du nouveau système figure le fonctionnement même de la procédure de cassation. Si la Cour devient en quelque sorte une juridiction de fond, les droits des parties et le respect du contradictoire doivent y être garantis comme devant toute juridiction de ce type. Or, la procédure de cassation est écrite. La plaidoirie est exceptionnelle et mal accueillie. Le ministère d’un avocat à la Cour de cassation est obligatoire en matière civile et les parties doivent donc changer d’avocat. En matière pénale et fiscale, ce n’est pas le cas. Comme souligné par des auteurs obstinés[13], le conseiller-rapporteur rédige un projet d’arrêt qui est communiqué à l’avocat général. Celui-ci rend un avis qui, s’il n’est pas écrit, n’est pas communiqué aux parties. Cette exigence d’un écrit n’est qu’une apparence. En effet, le ministère public lit souvent un long avis qui est reproduit alors sous une formule de style dans les recueils : « L’avocat général un tel a dit en substance que … ». Les parties peuvent en théorie demander une remise à l’audience pour répondre à cet avis mais, dans la mesure où il a été oral, une réponse sera bien difficile. La Cour européenne des droits de l’Homme avait, avant que la loi permette aux parties de répondre par une note aux conclusions du parquet, condamné la Belgique pour violation du droit au procès équitable[14]. Or, le ministère public, s’il agit, en théorie, dans le seul intérêt de la loi, à la différence du ministère public devant des juridictions de fond, n’en a pas moins une situation particulière au sens du pouvoir judiciaire, différente de celles des magistrats du siège. Il est magistrat et organe de l’ordre judiciaire, mais d’abord organe du pouvoir exécutif[15].

Sans doute, la Cour de cassation rappelle-t-elle à un demandeur alléguant que l’oralité des débats, en l’absence d’avis écrit et communiqué du ministère public, n’assurait pas le respect des droits de la défense : « Le ministère public près la Cour ne requiert pas devant celle-ci, et l’avis qu’il émet n’en fait ni l’adversaire ni le partisan de l’une quelconque des parties à l’instance de cassation.
Celles-ci sont en droit d’appuyer ou de contredire l’avis selon les modalités prévues par l’article 1107 du Code judiciaire.

L’avant-projet d’arrêt établi par le conseiller-rapporteur n’est pas une pièce produite par une partie. Sa communication à l’avocat général éclaire les conclusions qu’il prend à l’audience et permet aux parties de saisir la réflexion de la juridiction au moment où elle s’élabore.

Contrairement à ce que le demandeur allègue, la Cour n’a pas connaissance, avant l’audience, d’écrits que le ministère public aurait rédigés et communiqués au siège sans l’avoir été aux parties. En d’autres termes, lorsque les conclusions du ministère public sont verbales, elles le sont tant pour le siège que pour les parties.

De la circonstance qu’aucune disposition légale n’oblige le ministère public près la Cour à y conclure exclusivement par écrit, il ne se déduit pas que cette procédure viole l’article 6.1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales »[16].

La Cour européenne des droits de l’homme a rejeté les reproches faits à la procédure belge de cassation quant à une communication unilatérale des conclusions de l’avocat général à la Cour[17] mais son arrêt incite « à la généralisation des conclusions écrites de l’avocat général »[18].

La même réforme a été introduite en France, de façon encore plus rigoureuse puisqu’elle permet à la Cour de cassation tout simplement de statuer au fond si cela est opportun. La France ne connaît toutefois pas de dispositions constitutionnelle analogues à celle qui interdit en Belgique à la Cour de cassation de connaître du fond.

La Cour de cassation n’a donc plus le loisir d’opérer éventuellement un revirement de jurisprudence à la suite d’une décision pertinente d’une cour de renvoi. Sa décision se rapproche donc de celle d’une juridiction de fond. Il est d’autant plus important que les droits des parties soient respectés devant elle comme ils le sont devant les juridictions de fond. Les documents qui sont communiqués à l’avocat général devraient donc l’être également aux parties. L’avis de l’avocat général devrait toujours être écrit. Les parties seraient donc à même, à l’audience, de répondre tant au projet d’arrêt qu’aux conclusions de l’avocat général et d’établir ainsi un véritable débat contradictoire. Le respect que l’on doit à une haute juridiction ne doit pas faire oublier que la justice, comme toute œuvre humaine, est faillible et que la contradiction est le meilleur moyen d’éviter l’erreur. À l’heure actuelle, la procédure de cassation ne la garantit pas pleinement. Sa jurisprudence fiscale l’a en particulier démontré par plusieurs revirements de jurisprudence et par le prononcé d’arrêts contradictoires dans les chambres néerlandophone et francophone de la Cour[19].

Les distributions de sociétés civiles immobilières françaises (SCI), translucides en France, étaient traitées en Belgique par l’administration comme dividendes. Le 2 décembre 2004, la Cour de cassation y voit des revenus immobiliers exonérés selon une interprétation de la convention franco-belge[20]. Le 29 septembre 2016, elle renverse sa jurisprudence en constatant que le Code général des impôts français ne qualifie pas les actions d’une SCI de biens immobiliers[21].

La clause de « tax sparing » de la convention fiscale belgo-coréenne n’a pas connu de « matin calme » devant la Cour de cassation. La chambre francophone considère que la quotité forfaitaire d’impôt étranger ne peut être imputée en l’absence de perception d’une retenue à la source en Corée[22]. Le 4 juin 2021, la chambre néerlandophone de la Cour adopte la position opposée[23].

La taxe annuelle sur les organismes de placement collectif, dans son application aux organismes étrangers, connaît le même sort fluctuant. La chambre francophone de la Cour y voit non un impôt sur la fortune, que seul le pays étranger de résidence de l’organisme pourrait percevoir en application d’une convention, mais un impôt sur l’épargne des Belges investie dans l’organisme[24]. Étrange arrêt qui fait fi de la personnalité juridique des sociétés et autoriserait la Belgique à taxer les fonds d’investissement, sinon les sociétés du monde entier dans la mesure où des Belges y souscriraient des actions. Le 21 avril 2023, la chambre néerlandophone décide que la taxe constitue un impôt sur la fortune[25] mais qu’une convention, la convention belgo-luxembourgeoise, ne s’y applique pas. Les juridictions de fond maintiennent leur position malgré l’un et l’autre de ces arrêts, confortées par une doctrine quasi unanime.

N’omettons pas l’une ou l’autre expérience transfrontalière. La Cour de cassation de France se penche en matière d’usufruit successif, où l’usufruit d’un conjoint est suspendu jusqu’à la mort d’un usufruitier antérieur, sur la question de savoir si la mort du premier usufruitier est un terme ou si la survie du second en fait de la combinaison entre mort et survie une condition. Après que la chambre commerciale ait, contrairement à la chambre civile[26], adopté la thèse de la condition[27], la Cour de cassation de France, statuant en chambre réunies, décide en accord avec la philosophie de notre humaine nature, que la mort est un terme car elle est hélas un évènement certain[28]. La Cour de cassation de Belgique semble s’attacher encore à la thèse de la condition[29], avec les conséquences de cette qualification en matière de droits de succession.

Ces quelques exemples montrent l’utilité de la contradiction même au plus haut niveau et invitent l’interprète suprême à ne pas écarter le dialogue. « Quis custodiet custodes ? ». Ils constituent bien sûr des exceptions dans l’immense œuvre jurisprudentielle de la Cour de cassation, que le nouveau Code civil a largement intégrée dans son texte.

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[1] Extrait de P.-F. Coppens, dir., 100 Propositions fiscales pour 2025, Proposition n° 54, p. 198, La Collection fiscale de l’A.D.F.P.C., 2025.
[2] Art. 147.
[3] C. Storck, Le renvoi au juge du fond dans la procédure en cassation en matière civile, in Imperat Lex, Liber Amicorum Pierre Marchal, Bruxelles, Larcier, 2003, p. 22.
[4] E. Van den Haute, Le droit des obligations dans les jurisprudences française et belge, Bruxelles, Bruylant, 2013.
[5] L. De Broe et S. Hardy, Ommekeer en tegenstrijdigheden in de fiscale rechtspraak van het Hof van Cassatie, A.F.T., 2024/5, p. 6; Revirement et contradictions dans la jurisprudence fiscale de la Cour de cassation, RGFCP, 2024/9, p. 2 ; I. Couwenberg et K. Ongenae, Eenheid in de rechtspraak van een hoogste gerechtshof. Interne divergenties: vermijdbaar en oplosbaar?, in La Cour de cassation en dialogue/Het Hof van Cassatie in dialoog, Liber Amicorum Beatrijs Deconinck en André Henkes, Bruxelles, Larcier, 2024, p. 155.
[6] A. Forga, G. Menengon et R. Rumiati, El juez emotivo, La decisión, entre razón y emoción, Madrid, Marcial Pons, Proceso y derecho, 2024.
[7] Projet de loi du 2 juin 2017, amendements nos 23-25 proposant de modifier l’art. 1110 C. jud., et d’abroger les art. 1111 et 1120 C. jud., Doc. parl., Ch. repr., sess. ord. 2016-2017, n° 54-2259/005, n° 3, p. 9 ; Loi du 6 juillet 2017, dite « Pot-pourri V », portant simplification, harmonisation, informatisation et modernisation de dispositions de droit civil et de procédure civile ainsi que du notariat, et portant diverses mesures en matière de justice, M.B., 24 juillet 2017, p. 75168.
[8] A. Devreese, De taak van het Hof van Cassatie, T.P.R., 1967, p. 578; F. Rigaux, La nature du contrôle de la Cour de cassation, Bruxelles, 1966, p. 106, n° 72 ; D. Thijs, Van wandelstok naar zwaard- Voorstellen tot modernisering van de cassatieproceduren in het licht van middelen, R.W., 2016-2017, p. 1043; A. Fettweis, Sur l’autorité contraignante des arrêts de la Cour de cassation, in Liber Amicorum Patrick Henry, Luttons, Bruxelles, Barcier, p. 137, n° 20.
[9] A. Fettweis, op. cit., in Liber Amicorum Patrick Henry, Luttons, Bruxelles, Larcier, p. 139, n° 24 et réf. citées notes 39 et 40.
[10] J. de Codt, Premier président de la Cour de cassation, in Doc. parl., Ch. repr., sess. ord. 2016-2017, n° 54-2259/008, p. 56 ; C. Storck, Quand l’ubris dicte une réforme de la Cour de cassation in Actualités de droit commercial et bancaire, Liber Amicorum Martine Delierneux, Bruxelles, Larcier, 2018, pp. 635-638 ; C. Parmentier, Comprendre la technique de cassation, 2e éd., Bruxelles, Larcier, 2018, pp. 235-236.
[11] P. Lefebvre, Les modifications au Code judiciaire tendant à attribuer une autorité de chose jugée aux arrêts de la Cour de cassation prononcés avec renvoi-une modification moins révolutionnaire qu’il n’y apporte à première vue ?, in Entre Tradition et Pragmatisme, Liber Amicorum Paul Alain Foriers, vol. 2, Droit des sociétés, droit économique et financier, Procédure de cassation, droit judiciaire et droit de l’arbitrage, Bruxelles, Larcier, 2021, p. 1575, n° 77 ; A. Hoc, J.-F. Drooghenbroeck, Droit judiciaire, t. 2, Procédure civile, vol. 2, Voies de recours, Bruxelles, Larcier, 2021, pp. 388-393, n° 9.246 ; L. Claus, Cassatie zonder verwijzing : de regel i.p.v. de uitzondering na Potpourri V ?, obs. sub Cass, 1er mars 2019, R.W., 2019-2020, pp. 904-905..
[12] A. Fettweis, L’économie procédurale dans la procédure de cassation en matière civile, in Contestations, combats et utopies, Liber Amicorum Christine Matray, Bruxelles, Larcier, 2015, pp. 172-173.
[13] Cfr. notamment F. Koning, « Manzano Diaz c Belgique, un arrêt qui pose questions », obs. sub Cour eur. D.H. (3e ch.), 18 mai 2021, Dr. pén. entr., 2022, p. 58 pour qui « il s’impose… de réformer la procédure devant la Cour de cassation en faisant en sorte que celle-ci ne puisse plus établir de « projets d’arrêt » avant l’audience mais ne traite les affaires que postérieurement à celle-ci et après avoir entendu les intervenants concernés à la procédure dont l’avocat général, et qu’il soit fait interdiction à ce dernier d’avoir des contacts avec les juges à la Cour de cassation en dehors de l’audience … » (p. 61, n° 32)..
[14] G. Genicot et J. Oosterbosch, Les parties, leurs avocats et la Cour de cassation, in Imperat Lex, Liber Amicorum Pierre Marchal, Bruxelles, Larcier, 2003, p. 161 et réf. citées note 14.
[15] C. Behrendt, Le ministère public fait-il partie du pouvoir judiciaire ou du pouvoir exécutif, in La Cour de cassation en dialogue, op. cit., p. 77.
[16] Cass., 26 juin 2024, n° P.24.0073.
[17] Cour EDH, arrêt du 18 mai 2021, Manzano Diaz c/Belgique.
[18] A. Fettweis, L’arrêt Manzano Diaz c/ Belgique du 18 mai 2021 de la Cour européenne des droits de l’homme : une incitation à la généralisation des conclusions écrites de l’avocat général dans la procédure en cassation en matière civile, in La Cour de cassation en dialogue, op. cit., p. 368.
[19] L. De Broe et S. Hardy, op. cit., RGFCP, 2024/9, p. 2.
[20] Cass., 2 décembre 2004, JDF, 2003, p. 337.
[21] Cass., 29 septembre 2016, Pas., 2016, n° 533, TFR, 2017, p. 356 ; Cass., 21 septembre 2017, TFR, 2019, p. 91, obs. C. Docclo, La jurisprudence de la Cour de cassation sur le traitement des revenus de SCI françaises ; contra CE français, 8e et 3e ch., 24 février 2020, Revue de droit fiscal, 2020, n° 38, 374, obs. C. Docclo ; B. Savouré et Y. Moreau-Cotten, Nouveau coup dur pour les sociétés civiles immobilièers dans le contexte franco-belge, Revue fiscale du patrimoine, 2020/7-8, p. 25.
[22] Cass., 5 juin 2015, Pas., I, n° 373 ; Cass., 17 mai 2021, concl. av. gén. B. Inghels, JDF, 2021, p. 370.
[23] Cass., 4 juin 2021, suivi par Bruxelles, 20 juin 2023, JDF, 2023, p. 301 contre lequel un pourvoi en cassation a été introduit.
[24] Cass., 25 mars 2022, JDF, 2022, p. 24, sur avis verbal du ministère public.
[25] Cass., 21 avril 2022, JDF, 2022, p. 36, avec avis écrit de M. l’avocat général Van der Fraenen.
[26] Cass. fr. (civ.), 21 octobre 1997, JCP, 1997, II, 22969, obs. I. Harel-Dutrou.
[27] Cass. fr. (com.), 2 décembre1997 ; D, 1998-05-28, n° 20, p. 263, obs. G. Tixier, Droit fiscal, 1998, n° 4-5, p. 173.
[28] Cass. fr. (ch. mixte), 8 juin 2007, Droit fiscal, 2007, n° 20, COM761.
[29] Cass., 25 janvier 2019, Rec. gén. enr. not., 2019, n°27247, p. 303, obs. A. Culot.

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