En relisant Stefan Zweig
Publié dans Libre Belgique Numérique
En ce chaud mois de juin de 2025, les médias résonnent les échos du conflit entre Israël et l’Iran : bombardements israéliens destinés à anéantir les projets nucléaires iraniens ; hésitation de l’Amérique quant à une entrée dans la guerre, étant seule à détenir la capacité de détruire des installations nucléaires souterraines par des bombes à pénétration profonde, transportables uniquement par des bombardiers américains ; essais inaudibles de diplomatie des trois grands pays européens et des pays arabes. Stefan Zweig, le grand écrivain autrichien qui devait, de façon inexplicable, se suicider avec son épouse pendant son exil brésilien au cours de la guerre de 1940-1945, nous a laissé parmi de multiples chefs-d’œuvre un ouvrage autobiographique et mélancolique intitulé Le monde d’hier. Souvenirs d’un européen. Le chapitre qu’il consacre aux premières de la guerre de 1914 est peut-être prophétique au cours d’un été de vacances ensoleillées. Zweig s’était rendu en Belgique chez son ami Emile Verhaeren dans la petite villa de ce dernier au Coq, plage fréquentée notamment par de nombreux estivants allemands et autrichiens. Avant son départ, il avait appris l’assassinat à Sarajevo de l’archiduc François-Ferdinand, héritier du trône d’Autriche, et de son épouse. Dans le jardin public de Baden près de Vienne, où il flânait, les musiciens qui se produisaient dans le pavillon ont brusquement quitté la scène et interrompu leur concert. Si les journaux ont bien entendu publié immédiatement tous les détails de l’attentat, l’évènement n’atteignait guère la population autrichienne. L’archiduc et son épouse n’étaient pas aimés. Son successeur comme héritier du trône, l’archiduc Charles, éveillait en revanche la sympathie. La famille impériale se préoccupait surtout d’éviter que le couple défunt soit inhumé dans la crypte des Capucins réservée aux Habsbourg, considérant que l’épouse de l’archiduc, une Comtesse Schotek, ne pouvait recevoir cet honneur. Bref, Stefan Zweig ne voyait aucune raison de renoncer à ses vacances en Belgique.
Il était assis à une terrasse avec le poète Crommelynck, discutant de l’impossibilité que l’Allemagne envahisse la Belgique, un pays neutre. Il avait passé l’après-midi chez James Ensor, préoccupé surtout de la vente de ses tableaux. Comme une ville de deux millions d’habitants, Vienne, un empire de cinquante millions de citoyens, l’Autriche-Hongrie, et une Allemagne de cinquante cinq millions d’habitants auraient-ils pu se précipiter dans la guerre en raison de ce qui était après tout un fait divers ? Les peuples de l’époque respectaient leurs dirigeants. Ils croyaient en la sagesse des grands hommes d’Etat et de leurs diplomates, au contraire de ce qui serait le cas en 1939.
Le vacancier du Coq vit alors avec surprise des soldats belges défiler dans la rue, accompagnés de mitrailleuses tirés par des chiens. La Belgique ne devait abroger la traction canine qu’un demi-siècle plus tard. L’enchaînement fatal des évènements amena progressivement les vacanciers allemands à quitter les plages belges et notre auteur à prendre le dernier train pour Vienne. Il ne put ensuite que suivre les évènements en exprimant sa stupéfaction devant l’aveuglement des acteurs et des masses. À Berlin, par exemple, se développa une psychose anti-anglaise. Un aimable poète d’origine juive, Ernst Lissauers, publia un poème lyrique qui devint une chanson glorifiant le combat de la civilisation germanique contre le monde anglo-saxon intitulé « Chanson de haine contre l’Angleterre ». Il fut décoré par le Kaiser de l’Ordre de l’Aigle rouge et sa chanson fit le tour des garnisons après la guerre. Le malheureux poète, qui n’avait d’ailleurs jamais de sa vie quitté l’Allemagne, devait sombrer dans le ridicule.
Les administrations exigèrent même la disparition des enseignes rédigées en français ou en anglais. Les casernes dont la vitrine portaient « Zu den Englischen Fräulein » souleva l’incertitude quant au point de savoir si le mot « Englisch » signifiait anglais ou angélique. Il devint impossible, écrit Zweig, de conduire avec quiconque une conversation raisonnable. Il décida alors de mener sa propre guerre, le combat contre la trahison de la raison par la passion populaire.
Que retenir de ces lignes : un monde qui n’avait plus connu la guerre depuis un demi-siècle a pu basculer dans le plus sanglant des conflits sans aucun motif véritable. Quant aux conscrits de 1914, ils étaient bien entendu certains d’un retour au foyer dans les deux mois. Qu’en est-il aujourd’hui des soldats israéliens ou iraniens et des recrues mobilisables d’Amérique ou d’Europe ?
Jacques Malherbe
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En attendant mon ami israélien me raconte au téléphone qu’il doit mettre un gilet jaune pour monter la garde dans sa rue de Tel-Aviv en prévision d’attentats terroristes. Mon ami iranien, devenu belge, qui passait ses vacances en famille à Téhéran, s’est prudemment éloigné de la capitale mais ne trouve pas assez d’essence pour gagner la frontière turque. Il songe à prendre un bateau pour Dubaï.
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